mardi 6 juillet 2010

Aguante o Muere : La passion exacerbée du peuple argentin...


On peut retrouver dans chaque bus, chaque train, chaque mur de Buenos-Aires un type d’envolées « poétiques » bien connues ici aussi : Les versions locales des « Allez l’OM» ou encore « PSG enculé »…Comme littérature, c’est vraiment mauvais, bourré de fautes d’orthographe, parfois xénophobe, souvent homophobe, imagination quasi-nulle et niveau intellectuel limité…


Certains vers sortent parfois du lot mais rien de bien exceptionnel en général. Et puis, parfois la découverte d’une perle, un descendant de Baudelaire qui aurait transformé « le spleen » en version « grunge » : « Aguante o Muere ». Putain, voila quelque chose de fort. L’art pour l’art, un cri de gladiateur saluant l’empereur d’un « encourager ou mourir ».

Mais qu’est-ce que signifie véritablement « aguante » ? Le traduire par “encourager” serait sans aucun doute restrictif car l’aguante est un concept qui fait à la fois référence à la fête et au folklore des stades argentins mais aussi à la violence des barras bravas telle que l'invasion de la tribune de Tigre par les hinchas de Chicago où encore la bataille rangée entre les ultras de River dans les tribunes du stade de Velez....

Difficilement traduisible, on peut en revanche essayer de cerner cette idée de l’aguante en la définissant tout comme le sociologue Pablo Alabarces, comme la fusion d’une rhétorique, d’une esthétique et d’une éthique particulières.

L’aguante est donc en premier lieu une rhétorique qui implique toute une série de jeux de langage, de métaphores, un vocabulaire particulier, une phraséologie qui s’articule en général autour de la soumission sexuelle. Pour le dire de manière plus imagée, ça nous donne du « se van a Rosario con el culo roto » (ils repartent à Rosario avec le cul pété), « chupa me la pija fierita » (suce-moi la bite sauvage) généralement accompagné par une gestuelle qui ne laisse guère de place à l’équivoque…

En réalité, c’est une rhétorique profondément masculine qui, paradoxalement, ne se construit pas en opposition à la femme mais à l’homosexuel. Le langage de l’aguante se base sur une polarité « macho », « non macho » dans laquelle le non macho est le « pédé », « el puto ». En d’autres termes, c’est une masculinité qui se construit ironiquement sur un incroyable nombre de relations homosexuelles.

Il faut voir le nombre de pénétrations qu’annonce ou revendique un hincha au cours d’un match : « les vamos a romper el orto » (on va leur faire le cul), « lavate el culo te vamos a coger » (lave-toi le cul on va te baiser)…

Il est vrai qu’en général un bon chant de stade argentin ça claque, ça impressionne. Il y a du rythme, des tambours, une certaine mélodie, c’est quand même d’un autre calibre que notre brave « allez les bleus, allez les bleus ». Adaptés d’airs rock ultra populaires, certains chants valent honnêtement le détour (le « Yo soy quemero » des hinchas de Huracan, adaptation de “Pasos al costado” ou  "Y dale alegria a mi corazon" repris par la Bombonera lors des rencontres de Boca Juniors par exemple). Mais en règle générale, si l’on se penche un peu sur les paroles, il suffit de placer aux endroits plus ou moins appropriés "Pédé, Cul, Fiotte, Couilles, courir, sucer, baiser" et vous obtenez un tube de stade assuré.

L’aguante c’est donc en premier lieu un système rhétorique, c’est-à-dire le choix d’un certain vocabulaire utilisé de telle manière qu’il produit métaphoriquement une signification que l’on pourrait résumer basiquement à : “J’ai de l’aguante parce que je suis un homme, un vrai, alors que l’autre d’en face qui n’en a pas, c’est un petit pédé”.

Mais l’aguante, c’est aussi une esthétique particulière, souvent décrite grâce à l’utilisation éculée de l’image du carnaval. Les confettis, les drapeaux, les tambours, les chants ininterrompus tout au long des matchs sont en effet autant d’éléments conférant un aspect carnavalesque aux hinchadas argentines. Cependant, l’esthétique de l’aguante est aussi celle du carnaval au sens “rabelaisien” du terme, où apparaissent une oralité et un rapport aux corps différents de la norme quasi anorexique de la société argentine.

L’esthétique de l’aguante se base ainsi sur une corporalité où, pour une fois, l’idéal type est le gros, le tatoué, le corps plein de cicatrices taillé pour le combat, pour supporter les coups, la douleur et les blessures. Ainsi, quand Olé publiait chaque jour les photos des principaux protagonistes des incidents entre les différentes factions de la hinchada de River Plate au printemps dernier, le journal se transformait en un bestiaire de psychopathes en tout genre. Voici l’esthétique de l’aguante.

L’aguante implique néanmoins avant tout une éthique, un système moral qui permet de comprendre, d’interpréter et, pour les propres hinchas, de légitimer certaines pratiques.
En fait, l’aguante est aussi une éthique, un système moral à l’intérieur duquel la violence, la corporalité, la consommation d’alcool ou de drogues cessent d’être des pratiques déviantes pour devenir totalement légitimes. Dans la logique de la barra, enchaîner les bières, encaisser les coups, envoyer du quignon au milieu de la baston sont des pratiques non seulement “légales” mais obligatoires dans cet ordre moral de l’aguante.

Un autre aspect fondamental de cette éthique est la logique de l’honneur. Exemple : Quand Nueva Chicago et Tigre s’affrontent en barrage pour une place en Primera, cela se transforme en question d’honneur. Et en effet, avant même la défaite officielle de Nueva Chicago, ses hinchas envahirent le terrain et prirent d’assaut la tribune de Tigre, poursuivant ses supporters à l’extérieur du stade, jusque sur l’autoroute qui contourne Buenos-Aires. Obligeant les hinchas de Tigre à s’enfuir en courant de leur propre stade, tuant un type au passage, la barra de Nueva Chicago vengeait ainsi la défaite sportive en collant une raclée à la hinchada adverse.

Evidemment, il ne s’agit pas de justifier la violence, mais de la comprendre... Les incidents Tigre – Chicago ne peuvent pas être vus comme l’action de quelques hinchas ayant fumé un peu trop de « pasta base ». En réalité, dans le système de l’aguante, la violence n’est ici que secondaire, la vraie logique qui explique cette bataille rangée est celle de l’honneur perdu à reconquérir.

Au fond, l’aguante est une éthique qui affirme que la morale officielle, notre morale, est fallacieuse, que c’est une morale qui s’érige comme unique et qui nie l’existence de tout autre système de valeurs alternatif.

Ce qui stigmatise l’aguante c’est justement qu’il rend lui-même visible les pratiques stigmatisées. La violence, le vol, la consommation de drogues, sortent de la pénombre et entrent dans l’espace public. Et pas n’importe où, non, le stade de football, la place peut-être la plus éclairée médiatiquement de toute l’Argentine (le premier programme diffusé à la télévision argentine après l’émission d’inauguration fut ainsi un San Lorenzo – River).

En utilisant un vocabulaire singulier, par une esthétique différente, à travers des pratiques qui échappent au système moral dominant, l’aguante est cette petite voix qui chaque dimanche nous rappelle que la société n’est pas un grand tout uniforme et aseptisé, que certaines franges de la population, souvent marginalisées, ne répondent pas à ses postulats, le stade de foot devenant alors l’agora de la modernité, n’en déplaisent aux moralisateurs de tout ordre…

(Tiré d’un article de Clarin & d’Alabarces)